Kyoto, milieu du 19e siècle.L'été était venu beaucoup plus tôt que prévu. Une chaleur dévastatrice terrassait le bétail, les fleurs séchaient, racines toujours en terre et les chevaux soufflaient comme des bœufs. Cependant, les habitants vaquaient toujours à leurs occupations habituelles.
Sur le palier d'une petite boutique, deux enfants sont assis. Toi et ton frère. Ses petites mains serrées sur les pans de ton habit. Tu aimerais repousser cette source de chaleur mais tu ne fais rien. Une fille doit toujours respecter un garçon. Même si c'est son petit frère. Même si on a que dix ans. Lui, en a sept. Il est haut comme trois pommes et t'arrive un peu au dessus des hanches. Tu es trop grande pour ton âge. Yuri, le fils du voisin se moque sans cesse de toi et te traite de grue. Tu ne peux rien dire en répartie. Au fond, cela ne te fait plus rien, tu sais qu'il est jaloux !
Tes pieds se balancent dans la poussière de la rue. Le magasin est ouvert depuis l'aube et l'heure du Cheval est déjà passée depuis longtemps. Pourtant, pas un souffle, pas une brise rafraichissante. Tu transpires à grosse goutte, la tête de ton cadet sur tes genoux. En face, séparé de vous par une allée brûlante, Yuri vous fixe. Il n'a pas de frère ou de sœur. Il avait un jumeau mais ses parents ont fait de lui un 'habitant d'un jour' pour les réunifier. Les jumeaux, c'est une marque de malheur.
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Ai j'ai trop chaud ... -
je sais Haku, mais je ne peux rien faire. A part prier, je ne vois pas quoi fai-... J'ai peut-être une idée en fait !Tu te lèves soudain manquant de faire tomber le petit garçon. Tu lui saisis la main et le tires à l'intérieur. Haku gémit de douleur mais ne pleure pas. Il n'est plus un bébé. Tu cours jusqu'à la remise. Aussitôt l'enfant se met à geindre.
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Pourquoi on est ici ? Il fait beaucoup plus chaud qu'à l'extérieur. -
Parce que l'autre jour, j'ai trouvé quelque chose de très intéressant. De tes bras maigres tu déplaces plusieurs objets avant de trouver une boîte en bois. Tu l'ouvres délicatement. Tu te tournes vers ton cadet, attendant. L’expression de surprise et d'émerveillement se fait, aussi vive qu'une aile de libellule. Au fond du boitier, un objet fait de plumes banches brille comme un soleil. Ton petit frère le prend, les mains tremblantes.
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Qu'est-ce que c'est ? On dirait un trésor de la mer. Peut-être que Urashima Taro l'a ramené du royaume de la mer ? *
Tu souris devant le visage enfantin de ton cadet.
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Sûrement. Avec ça on pourra s'éventer ... Kya !!Soudain, une main te tire en arrière. Tu gigotes pour te défaire de la prise, mais les doigts emprisonnent fermement ton col.
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Ai où est-ce que tu as trouvé cet éventail ?!-
... Mère. C'est moi qui ait demandé à Onesan ! La femme brune vous regarde à tour de rôle. Elle est affaiblie par le travail et les efforts lui ont fait des rides que l'on ne porte pas à trente ans. Elle t'a toujours détestée. Pourquoi ? Parce que tu es une fille ou parce que tu es née la même nuit qu'est morte sa mère ? Son amertume se retrouve bien en toi, jusqu'à ton nom : Tristesse.
La claque retentit. Fort.
Un peu comme quand la chèvre de Yuri donne des coups de corps contre son piquet. La différence : un piquet n'a pas mal et la douleur qui te fend la joue est bien réelle. Tu sers les dents et fixe le parquet. Tu sens le regard noir de celle qui t'a donné la vie te pourfendre de part et d'autres. Seul le souffle de ton petit frère est audible.
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Je vous interdit de fouiller dans la remise !, dit-elle en prenant l'éventail pour le remettre dans sa boîte.
C'est... C'est un trésor de famille. La preuve de notre ascendance. -
Si tu ne veux pas qu'on le trouve, cache le mieux, murmurais-tu en sortant de la pièce les larmes aux yeux.
Les jours ont passés lentement, quand tu étais enfant, rapidement, quand tu as commencé à devenir plus âgée. Silencieusement, l'été s'est enfui, laissant derrière lui la douleur sur ta joue, deux veaux, quatre récoltes et une douzaine de personnes desséchés par le soleil. A croire que les animaux sont plus résistants.... Puis l'automne s'est installé, avec ces feuilles mortes jaunies comme des papillons et ces bourrasques glacées. Et enfin l'hiver déposa ses neiges sur les plaines et les vallons. Le printemps, ensuite, de nouvelles fleurs, de nouveaux sourires.
Et ainsi de suite. Combien de temps s'est écoulé ? Quatre ans, six ans ? Le souvenir de l’éventail trouvé dans sa boite en bois s'est tari tel un puits. Tu es passée à autre chose : t'occuper de la maison, des clients.Tu as arrêté de grandir. Tu n'es plus une grue. Ton frère a appris à gérer la boutique. Encore deux ans et tu seras mariée.
Seulement, les temps sont durs. Au coin de la rue, une boutique de produit d'Europe a ouvert. Les ventes baissent à vu d’œil, inférieures aux objets si beaux de l'autre continent. Qui voudrait de l'alcool de riz alors qu'on peu acheter du vin ? Cependant, cet alcool rouge est de mauvaise qualité, mais qui pourrait le dire sans avoir goûter du véritable ?
Souvent, tu passes devant la devanture du marchand 'd'Europe'. Toutes ces couleurs et ces choses inconnues te donnent vite le tournis et s'est pressée que tu regagnes à chaque fois, la petite boutique familiale.
Un jour, alors que tu rentres, Haku vint à ta rencontre. Il était affolé et, essoufflé, il t'annonce l'explication de sa venue. Votre mère s'est évanouie. Depuis, elle ne s'est pas réveillée.
Juste avec Haku et ton père pour t'occuper des clients et toi pour le maintient de la maison, les difficultés sont nombreuses. Ta mère est toujours alitée. Elle s'est réveillée mais ne peut pas encore se lever. On suppose qu'il s'agit d'un rhume. On suppose, vous n'avez pas assez d'argent pour payer un médecin.
Ce fut par une matinée d'été alors que tu faisais le ménage que tu l'as retrouvé. Tu avais remarqué un vase dans la chambres de tes parents. Il n'avait rien de particulier mais on refusait que toi et ton cadet, le touche. Normalement, c'était ta mère qui nettoyait ce lieu, mais ce jour-là, ce fut toi. Et tu compris pourquoi on insistait autant pour que vous ne veniez pas fouiller la chambre. Il était toujours aussi beau avec ces plumes blanches et son manche doré. Un trésor de famille ? C'est alors qu'une idée germa dans ton esprit.
Tu glissas l'objet dans un sac et sortit sans bruit de la maison. Tu courus jusqu'au marchand 'd'Europe' aussi vive qu'un lapin.
L'état de ta mère s'aggrava au file des jours. Une semaine plus tard, elle demanda à tous vous voir : ton père, Haku et toi. Mais dans ses yeux éteints tu n'y voyais aucun reflet brillant à ton égard.
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Je sens que ma fin est proche, gémit-elle.
J'aimerai... avoir une dernière chose avant de rejoindre les ancêtres. Tu te souviens, Haku, de l'éventail dans la remise ? J'aimerai le toucher une dernière fois. C'est la preuve que nous venons d'une ancienne famille noble, aujourd'hui déchue.... Il se trouve dans ce va-...Ta voix était tremblante mais tu arrivas à la couper, n'en pouvant plus.
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Mère, pardon mais ce ne va pas être possible. Je... je l'ai vendu la semaine dernière au magasin au bout de la rue. Ton cœur battait à tout rompre dans ta poitrine. Tu avais fermé les yeux, attendant la douleur mais il n'en fut rien.
'' Petite sotte !'', fut les dernière paroles de la femme malade. Elle mourut dans la nuit, n'ayant plus prononcé autre parole.
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Ai ! Tu portes bien ton nom ! Tu n'apportes que la tristesse, la honte et le désarroi !Tu ne dis rien quand ton frère te cria ces mots si acides à la figure. Tu ne cherchas pas l'empêcher de partir quand il décida d'aller voir le marchand 'd'Europe'. Tu espérais vraiment qu'il reviendrait avec l'éventail, même s'il devait payer le double du prix que tu avais reçu. Tu ne savais pas ! Tu pensais sauver la boutique, tu y as vraiment cru. Tu aurais dû en parler au reste de la famille. Tu aurais vraiment dû.
Le soir, Haku rentra les mains vides. L'éventail avait été vendu à un riche. Un certain dénommé Suzuki Birei.
''Tu n'es pas obligé de faire tout cela'', tu aurais voulu dire. Mais tu sais qu'il ne renoncera pas. Pour la famille, pour l'honneur.
Tu as vu son ombre partir tôt le matin. Une larme glissa le long de ta joue sur ton oreiller de bois.
Pendant toute la journée, tu es resté dans ta chambre luttant contre l'envie de sortir en courant dans la rue et de demander de l'aide. A qui ? Aucune idée. Vers la fin de l'après-midi, tu as osé poser un pas hors de la boutique. La rue était mouvementée, mais tu n’entendais pas les voix. Un jeune homme de ton âge vint à ta rencontre.
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Ai ce n'est pas une bonne idée que tu y ailles. -
Peut-être bien Yuri. Peut-être bien. Tu ne regardes pas l'adolescent, ne croises pas ses yeux noirs et son visage aux contours rugueux qu'ont les gens qui travaille de leurs mains. Au fond, tu savais ce qu'il y avait au milieu de la foule. Tel un fantôme tu as scindé la foule, et tu l'as vu. Haku au sol baignait dans son propre sang.
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Il a affronté le Maître Suzuki en duel. Il avait du courage et de la témérité mais son insouciance lui a coûté la vie, dit l'homme qui avait apporté le corps.
Tu l'as remercié d'un mouvement de tête. Il avait treize ans et n'avait jamais touché à une arme. C'est étrange, tu ne pleures pas. Comme si tu avais enfin compris le raison pour laquelle ton frère s'est battu.
Son corps a été enterré près de celui de ta mère. Souvent tu viens leur déposé des offrandes, ainsi que des prières. Tu as pris une décision. Tu vas continuer le combat de Haku et ramener l'éventail, mais à ta manière ! Tu vas devenir Geiko.
Kyoto, quelques années plus tard.Birei Suzuki soupira. Il s’ennuyait à mourir. Il avait tellement hâte d'être ce soir. Là, il pourrait arpenter les rues, ne plus penser aux affaires de son père, ni à son mariage prochain. Il pourrait aller dans le quartier de Gion et profiter de la compagnie de Geisha. Ces belles jeunes femmes au visage blanc lui donnait vraiment la définition du mot 'raffinement'. Il avait remarqué depuis longtemps une jolie demoiselle aux yeux bleus. Il passait beaucoup de temps avec elle.
Un jour, peut-être qu'il pourrait l'inviter chez lui. Non, bien sûr cela était impossible. On ne pouvait pas se permettre de faire une chose pareille quand on été de famille aisée.
Il jeta un coup d’œil par la fenêtre.
Il avait de revoir sa jolie fille du 'monde des fleurs et des saules' **
Lorsque le soleil fut suffisamment bas, le jeune homme s'échappa de la maison. La tête haute, il traversa les rues pleines de vie de Kyoto. Sur son chemin, il faillit se cogner à un autre japonais de son âge. Il s''excuse brièvement, sans vraiment croiser le visage rendu dur par les traits rugueux des pommettes.
Birei arriva au bâtiment des Geiko, y pénétra, et demanda à te voir. Un sourire l'éclaira quand il te vit; vêtu d'un magnifique kimono rose. Tes longs cheveux noirs sont relevés en chignon et ton visage blanc est encore plus innocent avec ces lèvres écarlates. Tu sais qu'il t'aime et tu t'en amuses. D'un mouvement, tu le salues et lui te sourie de son air d'imbécile heureux. Si seulement tu pouvais être une jeune femme de famille aisée...
Tu l'invites dans un pièce sobre. Décoration traditionnelle japonaise, miroirs d'Europe et vase de porcelaine. Birei s'installe confortablement, tandis que tu lui prépares à boire. Vous n'avez pas besoin de vous parler. C'est comme si vous vous compreniez juste par pensée. Alors qu'il sirote son sake, tu lui joues des airs au Shamisen. Tu as appris beaucoup de choses en étant Maiko. Tu as appris à jouer des instruments, à parler, à écrire à haiku. Maintenant, tu sais parler, marcher et rire comme une courtisane.
La soirée avance doucement, entre les coupes d'alcool, et les notes des instruments. Birei te demande d'arrêter de jouer pendant quelques instants. Tu obéis, les yeux baissés. Il va bientôt se marier. Après, il ne pourra plus revenir à l'établissement. Tu hoches la tête. Après tu ne pourras plus récupérer l'éventail.
Tu sens une ombre se rapprocher de toi et tu lèves ta tête poudrée. Des lèvres doucement sur les tiennes. Tu te laisses faire, c'est la première fois qu'on t'embrasse de cette manière. Lorsqu'il s'écarte, tu souris très légèrement. Un vrai sourire timide.
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Tiens Ai, un cadeau pour que tu te souviennes de moi. Un peu. Je sais que c'est égoïste...Il te tend un objet qu'il sort de son habit. Un éventail avec des jolis plumes blanches. Tu restes ébahie, sans voix. Tu arrives à murmurer un remerciement mais il est déjà reparti. C'est dans cette pièce vide que tu te mets à pleurer. Tu pensais faire quelque chose formidable pour sauver l'honneur de ta famille mais rien de tel n'a été fait. On te l'a donné ! Tu as l'impression de n'avoir rien accomplie. Rien !
Birei marchait tranquillement jusqu'à chez lui. Il était dans la lune. Il pensait à Ai. Il était si heureux.
Il se mit à siffloter jusqu'à sa demeure.
Soudain, il se tut. Il n'y avait aucun bruit dans la maison. Il appela son père. Aucune réponse. D'un geste, il se saisit d'un katana et avança prudemment dans les couloirs. C'était mauvais signe. Très mauvais signe. Il y avait toujours des gens à parler ici. Des domestiques, son père, ou lui.
Il entra dans une pièce. Personne. Une deuxième. Silence.
Une ombre se glissa dans son dos. Avant qu'il ne puisse se retourner, une douleur indescriptible le déchira en deux et il tomba en poussière.
Kyoto, quelques jours plus tard. Tu as gardé l'éventail caché sous une latte de plancher. Tu as presque peur de le regarder. C'est une partie de ton enfance, de la mort de ton frère. Parfois tu pense à Suzuki. Il a disparu, ainsi que que tout les habitants de sa maison. Étrange, et la police n'arrive pas à résoudre cette énigme. Qu'est-ce que tu vas devenir maintenant ? Tu vas rester ici et va travailler jusqu'à devenir trop vieille ? Un frisson te parcourir. Non, ta vie ne peut pas devenir ainsi. Tu ne peux pas rentrer chez ton père. 'Si tu reviens, je te tue !', t'a t-il crié.
Plus tu réfléchissais à ton futur, plus il devenait flou.
C'est alors qu'un bruit retentit dehors. Tu ouvris la porte de ta chambre.
Tes yeux s'écarquillent d'horreur. Une créature te fait face. Une bête qui n'a rien d'humain sauf peut-être un visage défiguré. Tu aimerais crier mais ton cri reste coincé dans ta gorge ! Tu aimerais bouger, t'enfuir mais tu es tétanisée par la peur ! Cinq canons se braquent sur toi dans un bruit métallique. Tu sautes sur le côté et tombes sur ton miroir. Tu te redresses, la joue en sang,et à quatre pattes tu vas te cacher derrière une commode.
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Ce n'est pas réel... Tout ça... est f-faux.Mais cette chose qui se traine dans ta chambre est bien là, et les trous dans les murs n'ont pas l'air d'illusions.
Tu te cales dans un coin, te mordillant les lèvres comme une petite fille. Tu pousses un petit cri en sentant quelque chose te chatouillant la main. C'est les plumes de l'éventail. Tu le saisis et le presse contre toi. Attiré par ton cri, la chose vient de diriger ses canons dans ta direction.
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Je vous adresse mes prières... hô ancêtres. A-ayez pitié... Le bruit que firent les obus fut assourdissant. Tu crû même que tes tympans allaient exploser. Dans un nuage de fumée tu ouvris les yeux. Ce n'est plus l'éventail que tu tiens mais une lance surmontée de longues plumes blanches. Une sorte de mur léger et brumeux te sépare de la créature. Tu gémis, n'osant pas bouger. Un autre bruit de bombardement se fait entendre et une dizaine de monstres apparaissent à la fenêtre. Ils se mettent tous en position d'attaque et... ils furent réduits en cendre.
Un homme se releva dans les débris de la chambre. Il te regarde, étonné devant cette jeune femme au visage blanc par la peur et tâché de sang.
Port de Yokohama.C'est la première fois que tu vois la mer. Cette étendue d'eau. Immense. Tu as presque peur de ce voyage mais tu dois y aller. Parce que tu n'as pas d'autre choix d'avenir. Parce qu'un homme te l'a demandé.
Lorsque les voiles du navire se gonflèrent et qu'il quitta le port, une grue s'envola et passa au dessus du pont.
* référence à un vieux conte japonais :
Urashima Taro** référence à Mineko Iwasaki, une geisha.